Le Livre en papier • Tatu Mukaji de Mathieu Mudingay Kayoka

Élizabeth Ntumba, de son nom de naissance Ntumba wa Mukendi, naquit vers 1899 à Bakwa Mulumba, un petit village du Kasaï. Fille aînée de Mukendi Katshibaka et de Lusamba wa Kabeya, elle grandit dans la paix d’un monde rural où le travail, les saisons et la parole des anciens réglaient la vie. Mais cette innocence allait être brutalement arrachée par la dernière grande razzia des esclavagistes zanzibarites en 1893. Venue de l’est, la violence fondit sur le village comme un feu sur la paille : les cases furent incendiées, les familles dispersées. Ntumba, encore bébé, fut capturée avec sa mère, tandis que son père et ses oncles fuyaient dans les galeries forestières.
Ainsi commença un exil long et cruel. Pieds nus, sans nourriture, la caravane de captifs avança vers Goma, à plus de 800 km. Le soleil brûlait le jour, la pluie transperçait la nuit. On mangeait ce qu’on trouvait : racines, fruits sauvages, feuilles amères. Lusamba, affaiblie, mourut aux abords de Goma, non sans avoir murmuré à sa fille les mots essentiels : Mukendi Katshibaka… Bakwa Mulumba... Une mémoire pour le retour.
Libérée à l’adolescence par les troupes de l’État Indépendant du Congo, Ntumba attira l’attention d’un jeune administrateur belge, Henri de Ramecourt. Il l’éloigna des camps et, ému par sa force muette, la baptisa du nom de sa propre mère : Élizabeth. À Isiro, elle découvrit le monde moderne, étrange et codifié : l’écriture, les vêtements, les couverts, l’électricité, les miroirs. Elle apprit maladroitement, riant parfois d’elle-même, mais gardant intact le feu de la mémoire.
Un jour de marché, elle croisa deux anciens soldats de la Force Publique, originaires de Kabinda, tout proche de son village natal. Trompée par la proximité de leurs langues, elle les aborda en tshiluba. Ce malentendu providentiel la mena vers la décision la plus audacieuse de sa vie : fuir son confort précaire pour retrouver ses racines. Par un subterfuge habile, elle obtint une feuille de route de l’administration coloniale, puis fut escortée jusqu’à Kabinda, et enfin jusqu’à Bakwa Mulumba.
Lorsqu’elle reparut au village, escortée par des soldats, nul ne voulut croire ses yeux. Elle fut accueillie comme une revenante. On lava ses pieds, on immola des poules, on dansa jusqu’à l’aube. Son père pleura en silence. Élizabeth, la morte vivante, reprenait place parmi les siens.
Elle vécut dès lors comme une figure de sagesse, chérissant la langue qu’elle retrouvait lentement, conseillant ses demi-frères, transmettant des récits venus d’ailleurs. Elle ne se maria jamais, n’eut pas d’enfants, mais tout le village la reconnaissait comme une mère d’âme. À la mort de son frère Anaclet en 1963, elle cessa de s’alimenter. Elle mourut le 1er janvier 1965, apaisée.
Aujourd’hui, une tombe modeste à Ngandajika rappelle qu’elle vécut, qu’elle revint, et que parfois, les morts opèrent un demi-tour.